- Citation :
- Je me demande si l'on pourrait envisager d'en faire partager les émotions? (Un acteur peut-il simuler au dedans de lui-même les émotions d'un personnage?
C'est déjà en-soi une question passionnante pour les acteurs...
Plusieurs écoles de théâtre se battent sur le sujet... Certains pensent que les émotions ne sont que des codifications: par exemple: porter la main à son front et faire "Ahhh" avant de défaillir...
Ceci fait appel à des codes artistiques conventionnels qui simulent l'émotion réelle par une expression gestuelle identifiée par le spectateur. Si tu veux développer le truc philosophiquement, on est en plein "métalangage"... C'est à dire un "signe" devenu "code" (donc grammaticalisé) où le signe s'explique par le code et le code par le signe: c'est du geste qu'est née la tradition du sens mais c'est parce qu'il y a tradition du sens que le geste continue à faire sens...
Ici, l'émotion de l'acteur est à ce que j'appelle son "point zéro". Rien n'empêche qu'elle soit présente mais aucune importance si elle n'y est pas. Le "sens" du geste ne nécessite pas une recherche émotionnelle de l'acteur car le public la perçoit (grâce au "code") présente ou non. Nous sommes non pas dans un cas d'identification cathartique mais dans une "projection". Le public projette de lui-même le sens du geste sur le geste, ce n'est pas l'acteur qui le "donne".
Dans ce type de travail du comédien, un spectateur
à l'intérieur de l'acteur sera fortement perturbé... Le geste n'aura plus aucun sens, pour la bonne et simple raison que ce n'est pas l'acteur qui "crée" le sens mais la "lecture" que le spectateur fait de ce qu'il voit qui donne du sens à l'action.
Prémisse: Je vois la madame porter la main à son front puis dire "Ahhh"...
Conclusion logique: elle s'évanouit.
La fonction du "code" étant de décharger l'acteur de sa responsabilité du "sens" de l'action. Cette responsabilité étant laissée au spectateur qui, d'ailleurs, le fait machinalement et sans y penser. Nous sommes, en fait, en pleine réflexion sur les codes culturels régissant toute activité artistique. Le "terreau commun" qui fait que nous pouvons "comprendre" quelque chose sans avoir besoin "d'y penser". Il suffit de "voir". Cette assimilation du "code" devient alors une "double-consigne", elle est à la fois celle de l'acteur (qui doit respecter les "codes") et celle du public (qui comprend le code).
Contrairement à ce que l'on pourrait croire: c'est très compliqué pour l'acteur... Pour sortir un peu du prisme occidental, il suffit de voir les théâtres (car il en existe plusieurs), généralement dansés de l'Inde pour se rendre compte de l'apprentissage énorme que nécessite l'acquisition des "bons codes"...
Bah ouais... si on se plante de "code", le public est complètement largué!
Il s'agit de bien comprendre qu'au-delà d'un carcan, c'est également un "dialogue" (culturel?) qui s'établit entre celui qui "regarde" et celui qui "désigne".
(J'adore employer le terme "désigner" pour parler du théâtre. Celui qui désigne c'est à la fois celui qui montre et qui signifie, parfois de manière exagérée, ce qu'il
veut dire.)
Donc, quand on encartonne l'émotion, qu'on l'emballe dans le déballage des "codes", celle-ci ne trouve son expression que dans la lecture qui en est faite par le public ce qui nécessite une distance entre le public et la chose jouée, donc désignée. Sans cette distance: point de spectacle!
Maintenant, si l'on se place dans une autre optique, qui serait celle d'une émotion vécue par l'acteur, on pourrait imaginer d'abolir la distance...
Un acteur qui vivrait chaque instant de son rôle pourrait être regardé de l'intérieur... Seulement! Cela demande d'atteindre une perfection du jeu d'acteur à mon sens inaccessible... Essayez d'imaginer un spectacle qui serait vécu à chaque seconde par l'acteur... C'est impossible!
Le jeu scénique (s'il a des codes de jeu) a également des codes scéniques en eux-mêmes propres à chaque spectacle: la mise en scène! Pour dire telle réplique je dois aller en fond de scène. Pour dire telle autre, je suis en avant-scène. Et entre ces deux moments: j'ai un déplacement sans texte...
Que faire de ces "moments" où le personnage s'efface pour laisser place au travail strictement technique de l'acteur?
Et puis, il y aurait une autre difficulté et pas des moindres: la simultanéité.
Il serait nécessaire que le comédien ressente ses émotions au moment idoine (au millième de seconde près... C'est quoi le temps de transmission d'une émotion?) pour le spectateur... C'est à dire que je devrais "ressentir" mon émotion au moment exact où elle est compréhensible (c'est à dire "faisant sens") pour le spectateur! Aucun décalage n'est envisageable... et pourtant! Il y en aurait forcément!
Les techniques émotionnelles liées au jeu d'acteur font que l'on se "prépare" à ressentir une émotion intérieurement et seulement, ensuite, elle est exprimée par le corps et les mots. Dans des moments, où je n'ai pas de texte (quoique restant à l'écoute des partenaires et de ce qu'il se passe) je me prépare intérieurement à lancer ma réplique suivante: je l'anticipe.
Et, cette anticipation, invisible pour le spectateur, c'est le jeu de l'acteur.
Car, il ne faut pas oublier que, si le public n'a pas répété le spectacle et n'en connaît pas les mécanismes, l'acteur lui les connaît! Il les a répétés, rodés, foirés, recommencés des dizaines de fois! Et tout ça dans quel but?
Afin que ses mécanismes soient, justement, invisibles aux yeux du public pour que l'illusion "existe" (au sens le plus noble de ce terme)!
Comment se laissez illusionner par un spectacle si l'on en devine tous les mécanismes internes?
Serait-ce un "autre" spectacle alors? Que "verrait" le public? Que percevrait-il? Et resterait-il d'ailleurs un "spectacle" à voir en ce cas?
Alors, pas de soucis! Je veux bien déboulonner tout! Mettre à plat tout système de représentation, bouleverser toutes les perceptions! Allons-y!
Mais est-ce que vous vous rendez compte des difficultés que cela présuppose? Un spectacle perçu de l'intérieur des acteurs... Waou! Je signe quand vous voulez mais cela va demander des années de boulot!
Parce qu'en fait, en clair, c'est la définition même du mot "spectacle" qu'il va falloir se coltiner... et pas qu'un peu!
Je vois d'ici la tête des théoriciens de l'histoire de l'art!