Bonjour à tous,
J'écris peu, car très occupé par ailleurs, mais j'aimerai vous parler d'un jeu qui a pour moi été une révélation :
Transhuman Space.
Je sais que Kusana Geek en a parlé un peu en mars (Cities on the Edge, par Anders que certains ont rencontré à la table ronde à La Cantine). Laissez-moi développer un peu (voire beaucoup, je suis intarissable).
D'abord et avant tout : je suis un énorme fan de
Transhuman Space. Rien de moins. Cet univers m'a tellement apporté, il m'a permis de faire la synthèse de bribes de futur éparses. Je suis 100 % partial et je l'assume !
Ensuite, quelques rappels pour que l'on parle tous la même langue.
Transhuman Space est un jeu de rôle tournant sous GURPS. Il n'existe qu'en anglais (j'ai toujours l'intention de le traduire, mais je manque de bras) et je l'ai montré à quelques personnes lors de la table ronde (dont Hugo de Garis ; Anders le connaissait déjà, bien sûr).
Par jeu de rôle, j'entends le jeu de rôle papier, le seul « vrai » jeu de rôle (dans le sens qu'on n'est pas limité par ce à quoi ont pensé les programmeurs, même si l'apparition du design systémique en informatique pourrait changer la donne). J'entends par là un jeu qui soit entre le jeu de plateau et le théâtre d'improvisation. Si vous connaissez
Donjons et Dragons, c'est un jeu de rôle (bien qu'aux antipodes de
Transhuman Space, et pas uniquement pour l'univers).
GURPS (Generic and Universal Role Playing Game) est un système de jeu (l'équivalent d'un moteur de jeu en informatique) conçu pour pouvoir jouer dans tous les univers possibles et imaginables (et quand on voit la liste des univers, c'est vraiment le cas !). Mais surtout, et c'est ce qui nous intéresse ici, la ligne éditoriale des concepteurs de GURPS est de toujours produire un contenu très réfléchi et avec de la cohérence interne (même pour GURPS Toons).
Dans le cas de
Transhuman Space, ça signifie un univers de hard science où les auteurs ont réellement lu et compris la science (David Pulver est une sommité dans le petit monde du JdR et je ne serais pas surpris qu'il soit lui-même transhumaniste ; quant à Jamais Cascio, c'est un futurologue professionnel).
La série est sortie au début des années 2000 et a obtenu le GROG d'Or (une récompense française) pour preuve de sa qualité.
Enfin, même si je connaissais un peu Orion's Arm avant et que j'avais découvert le transhumanisme de manière assez superficielle, c'est vraiment
Transhuman Space qui m'a permis de m'en faire une idée bien plus mature. Ce jeu est aujourd'hui mon jeu de rôle préféré, et pourtant j'en connais. J'y reviendrais.
Donc voilà, fin de l'introduction. Passons au plat de résistance.
Le monde de
Transhuman Space est la Terre en 2100. Ou plutôt, le système solaire en 2100. Contrairement à beaucoup de jeu de science-fiction, pas d'apocalypse, pas d'extra-terrestre venu nous conquérir, pas de révélation. Non, juste nous, avec nos drames et nos joies, dans 100 ans.
Dis comme ça, ça parait bien ennuyeux, non ?
Détrompez-vous.
Si
Transhuman Space devait avoir un slogan, ce serait celui-ci (qui est d'ailleurs en quatrième de couverture du livre de base) :
C'est quoi, un homme ? (What is human?)
D'emblée, la question montre le niveau du jeu. Ici, ce n'est pas un film hollywoodien où il faut blaster de l'alien. On vise plus haut.
2100. L'espèce humaine n'est plus une, mais multiple. Parahumains adaptés à la vie sous-marine ou spatiale,
Homo superior conçus pour des familles aisées ou pour des idéologies (imaginez quand l'islam radical rencontre la génétique : des femmes programmées pour être soumises, des hommes hypervirils...). Mais aussi des animaux provolués (uplifted) rendus plus intelligents et servant d'animaux de compagnie ou d'auxiliaires (le gorille provolué fait un très bon ouvrier de chantier ou videur et ne coûte pas cher).
Certains humains ne sont plus interfertiles. Alors, sont-ce toujours des humains ? Ils pleurent, ils souffrent, ils ressemblent à des humains, ils ont des parents humains, ont toujours vécu avec des humains... Et dans la majorité des pays développés, ils jouissent de l'intégralité de leurs droix civiques et civils.
Plus loin encore : le téléversement de l'esprit (mind uploading) est une réalité. Les humains désincarnés sont appelés des Fantômes et appartiennent à la grande catégorie des
infomorphes, avec deux branches : les émulations d'esprit (divisés en Fantômes, Ombres, Fragments et Eidolon) et les IA (d'intelligence variable, les plus puissantes étant aussi intelligentes qu'un être humain - Turing fort, Turing faible ?). La différence entre les deux, c'est que les premières furent humaines (avec le bagage psychologique qui va avec) alors que les secondes ne l'ont jamais été. Mais lesquelles méritent toujours d'être appelées humains ? Les Fantômes n'ont pas de corps (mais peuvent en intégrer un par un implant marionnettiste ou simplement un bioroïde, voir plus bas), mais est-ce que ne pas avoir de corps vous interdit d'être humain, de voter CFDT ou d'avoir un enfant ? Non. Les Ombres et Eidolon, copies plus ou moins ratées d'un être qui fut humain, méritent-elles toujours d'être considérées comme humains ? Et inversement, pourquoi interdirait à une intelligence artificielle aussi capable de comprendre, penser et souffrir qu'un être humain « de souche » d'être considéré comme un être humain ?
Oui, c'est quoi, un humain ?
Ça va, vous arrivez à suivre ? Parce que, tel Accelerando, ça accélère.
D'abord, un Fantôme peut avoir été humain, mais il peut aussi avoir été parahumain, voire un animal provolué. Inversement, au lieu d'être simplement dématérialisé, il peut habiter dans un objet. À l'article de sa mort, une femme téléverse son esprit dans le camion de son mari, chauffeur de poids lourds. Stupide ? Réfléchissez-y à deux fois...
Ensuite, comme le disait le philosophe François Élie, avec le numérique nous sommes entrés dans ce monde non-platonicien où la copie est identique à l'original. Donc, qu'est-ce qui empêche un informorphe de se copier ? Et plusieurs copies d'être actives en même temps ? Quel impact sur le droit de vote, les questions d'héritage ? On les appelle des xox et elles perturbent tellement l'ordre social qu'elles sont généralement illégales. Mais au-delà de l'orbite de la Terre... Sans compter que les militaires auraient toute envie de « cloner » leurs meilleurs stratèges...
Donneriez-vous le droit de voter en conseil de classe au car de ramassage scolaire ? Après tout, il connait très bien les enfants, qu'il raccompagne chez eux depuis des années et il les voit sous un jour que les profs ne voient pas. Si son intelligence est suffisamment développée, de quel droit lui interdiriez-vous ? Parce qu'il n'a pas la bonne couleur de peau (pardon, de carrosserie) ? Pour ceux qui connaissent l'antispécisme (qui n'est jamais signalé dans la série et qui, à mon sens, correspond à la continuité de la lutte contre la racisme et contre le sexisme), vous serez sûrement en terrain connu.
Bien évidemment, cela fait longtemps que les embryons de tous les enfants à naitre sont examinés pour y détecter des tares génétiques d'importance. Bien sûr au début, certains mouvements ont protesté. Mais tous les beaux discours tombent quand il s'agit de VOTRE bébé (ou de l'argent de VOS impôts pour la sécurité sociale, le débat actuel sur le remboursement des ALS le montrant bien) et peu à peu, les enfants ne naquirent plus avec des tares génétiques handicapantes.
Le système solaireSoufflons un peu et prenons de l'altitude. Ça y est, Mars a été conquise - elle a même prise son indépendance de fait (même si officiellement, elle est sous l'autorité de la Terre). La Lune et les points de Lagrange sont habités, parfois par des groupuscules radicaux, comme des féministes extrêmes (plus besoin d'hommes) ou des infomorphes (vivre dans l'espace est plus simple quand vous êtes désincarné). Ce qui n'est rien que de très commun, quand on y réfléchit : les premiers colons en Amérique étaient des persécutés religieux.
Plus loin encore, Titan commence à être conquise, dont son océan (il y a de la vie indigène là-bas et les écoterroristes de Blue Wave se font remarquer). Sur place, la majorité des humains sont des parahumains, qui ne sont plus interfertiles avec la « souche historique » (vous et moi) et sont adaptés à la vie aquatique, dans le froid et la pression.
À ce propos : c'est de la hard science. Pas de vitesse relativiste, pas de porte des étoiles. Oui, les voyages interplanétaires durent très longtemps, voire des années. En fait, la technologie spatiale de
Transhuman Space, vous le retrouverez dans un ouvrage de physique d'aujourd'hui et dans les laboratoires de recherche. C'est de la hard science (voire de la « diamond hard science », comme disent certains)
La technologieNous sommes en 2100, pas en 2050. La bioméchatronique (les cyborgs), après avoir eu son heure de gloire, est passée de mode. Les implants mécaniques sont rares (sauf ceux liés à l'informatique), on préfère la biotechnologie, moins invasive, qui se répare, qui ne se voit pas. En revanche, la nanotechnologie moléculaire (MNT, dry nanotech), n'est pas encore là. La raison à mon sens est méta : ça bouleverserait vraiment trop de choses, l'univers ne serait plus reconnaissable.
Un exemple particulièrement probant : les bioroïdes. Les bioroïdes sont, tout simplement, des androïdes biologiques. Même s'ils peuvent ressembler à des humains (notamment les modèles érotiques), ce sont des machines, avec un ADN très réduit (donc simple). Mais ça ne veut pas dire qu'ils n'ont pas le droit à être considérés. Ils sont généralement conçus pour une tache bien spécifique : le super-soldat, l'ouvrier, la prostituée, l'éclaireur... Et comme ils peuvent être aussi intelligents que des humains « de souche », la question se pose de leurs droits civils. En fait, en 2100, le question du droit des bioroïdes est légèrement plus avancée que la question du droit des grands singes en 2010.
La mémétique : l'industrialisation des idéesLe marketing a évolué en mémétique commerciale. Des ingénieurs méméticiens utilisent les lois de l'évolution pour implanter des idées et les faire évoluer. Marketing viral, inception... Oui et plus encore (exception : pas de manipulation des rêves ; enfin, pas à ma connaissance). Avec les débordements qui vont avec, les « expériences de Frankenstein » ou l'équivalent du lapin en Australie. Des idées hors de tout contrôle et qui, comme n'importe quel être vivant, se multiplient, s'adaptent... et tuent.
Justement, à ce propos : on nous dit qu'un Noir est l'égal d'un Blanc et que donc le racisme n'a pas lieu d'être. Très bien. Mais est-ce qu'un individu ostensiblement plus intelligent (par exemple, un homo supérior) n'est pas, lui, véritablement supérieur ? Et si on se réfugie derrière la dignité humaine, une question encore plus dérangeante se pose : des parahumains conçus pour être serviles doivent-ils avoir la dignité d'homme ? Le Meilleur des Mondes, mais cette fois avec de solides arguments génétiques. Un rêve (ou un cauchemar ?) d'eugéniste.
ConclusionJe pourrais continuer longtemps comme ça. En fait,
Transhuman Space est, véritablement, vertigineux. Cette série m'a pointé du doigt l'étendue des changements à venir et donne raison à Francis Fukuyama (arrêtez de nous barber avec le clonage humain ; ce n'est rien du tout par rapport au reste). Et surtout, il le fait en réunissant deux grandes qualités : une profondeur
rigueur d'interprétation et une grande [
maturité, le refus de prendre position (tout comme mon autre chouchou, Deus Ex: Human Revolution). Le seul parti pris est que la Singularité n'est pas arrivée (d'une part parce que la loi de Moore a bien atteint ses limites en 2022, d'autre part parce qu'un humain boosté aux assistants personnels arrive encore à lutter à armes égales avec des intelligences artificielles, les homo superior, eux, étant trop peu nombreux pour compter au niveau sociétal et à mon sens aussi pour une troisième raison, méta : un JdR singularitarien serait trop étrange pour être amusant).
Une dernière chose (pour cette fois-ci) : 50 % des lecteurs d'ouvrages GURPS ne comptent pas y jouer. Juste les lire parce que la qualité de l'écriture vaut vraiment le coup.
Et
Transhuman Space, définitivement, est de cette trempe-là.
- Pour acquérir les ouvrages : http://www.sjgames.com/transhuman/
- Pour en savoir plus par Wikipedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Transhuman_Space (oubliez la version française, trop légère)
- Mes articles sur Transhuman Space : http://david.latapie.name/blog/tag/transhuman-space/
Je serai ravi de répondre à toutes vos questions sur ce jeu et même, si vous êtes assez nombreux, à maîtriser une partie !